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Les boucles (enfin) réhabilitées ?

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( De gauche à droite :  Coiffure Christine Alves, Prix Homme du Concours Edito 2022 © Imagin' Com -   Coiffure Sarah Pavlovski, Prix Texture du Concours Edito 2022 © Dundee Photos -   Coiffure Laurent Micas © Laurent Micas )

 

Quand on évoque le sujet des cheveux « texturés », les mots sont forts, tout de suite. Ils reflètent une réalité douloureuse : celle d’une - énorme - catégorie de cheveux (des ondulations aux cheveux crépus, en passant par toutes les sortes de boucles et de frisures) qui, jusqu’à récemment, n’étaient pas pris en compte, ni pris en charge, par les professionnels de la coiffure. Problème, derrière ces cheveux, il y a des personnes. Ce sont donc des millions de femmes, d’hommes et d’enfants, en France, qui se sont sentis, pendant des décennies - et se sentent encore, souvent -, mis au ban des salons « classiques », parce qu’il y a une énorme méconnaissance du cheveu bouclé au sens large. C’est un sujet qui concerne évidemment un grand nombre de personnes noires et métisses, mais qui dépasse l’aspect strictement communautaire : bon nombre de femmes « caucasiennes » ont aussi les cheveux bouclés, frisés, et certaines, même, crépus, et elles se heurtent dans ce cas aux mêmes préjugés, sur leur « tignasse », que les femmes noires ou métisses.

 

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Coiffures : Boucles d'Ebène Studio © Faïd Hadji 

 

Pourquoi ces cheveux sont-ils ainsi boudés par les professionnels ? Parce qu’ils ne les connaissent pas, tout simplement. Tout le monde le sait : en France, la formation autour de ce type de cheveux, « c’est le néant », pour reprendre les mots d’Aline Tacite, coiffeuse et formatrice spécialiste des cheveux texturés, co-fondatrice de Boucles d’Ebène Studio (en 2011), un salon parisien premium dédié à tous les types de boucles. Elle s’est formée en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis avant de revenir en France pour partager son expertise.

Un no man's land en termes de formation

Aude Livoreil-Djampou, coiffeuse et docteure en chimie qui a écumé la planète au service du groupe L’Oréal pendant 17 ans avant de créer Studio Ana’e, un salon et centre de formation multitextures, ne le dit pas autrement : la coiffure des cheveux frisés/crépus en France, « c’est un no man’s land. Il n’existe aucune formation dédiée dans les cursus de formation professionnelle (CAP, BP et BTS). Les quelques coiffeurs experts, essentiellement regroupés en région parisienne, se sont formés aux Etats-Unis, en Angleterre, ou dans les DOM. Ils l’ont fait par volonté personnelle et par passion pour le cheveu, en dehors de tout circuit de formation nationale. » C’est ainsi qu’elle-même a ouvert son propre salon premium, Studio Ana’e, en 2015 (aujourd’hui décliné en 3 entités, à Paris) : ayant épousé un Français d’origine camerounaise, elle a eu 3 enfants métis et a voulu… les coiffer. Elle s’est rendu compte que personne ne pouvait l’aider.

 

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Coiffures : Studio Ana'e © D.R.

 

Même chose pour Aline Tacite qui, ne trouvant aucune expertise, aucun produit pour l’accompagner, en a beaucoup souffert, « notamment quand j’ai décidé de porter mes cheveux naturels, à la fin des années 90. » Elle est ainsi devenue « la coiffeuse que j’aurais aimé rencontrer à l’époque. » Une expérience commune à beaucoup de femmes spécialistes des cheveux texturés aujourd’hui, qu’elles soient à la tête de leur propre salon ou pas : c’est l’absence totale d’information et de formation sur leurs cheveux, en France, qui les a poussées à prendre les choses en main.

Un cheveu... différent

Alors, pourquoi une telle situation ? Pour Aline Tacite, c’est tout simplement « la peur de la différence », qui explique cette méconnaissance totale. « Le cheveu texturé a toujours été vu de manière négative, comme difficile, ingérable, incoiffable… moche. » On pourrait même ajouter « incontrôlable », tant il renvoie peut-être, inconsciemment, dans sa version bouclée, naturelle (non tressée, non défrisée) à quelque chose d’incroyablement différent. De « sauvage », au sens d’une matière pas domptée, pas maîtrisée, tout en volume... Une matière naturelle et bien vivante, en fait !

 

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Coiffures : Boucles d'Ebène Studio © Faïd Hadji 

 

Pendant longtemps, les cheveux frisés se sont ainsi heurtés frontalement aux codes de beauté des sociétés occidentales. « On a peur du volume, reprend Aline Tacite, qui est considéré comme non professionnel, non sophistiqué. Les personnes aux cheveux bouclés, frisés, crépus, ont donc grandi dans une espèce de carcan, d’enfermement. » En quelque sorte, il fallait « domestiquer » ce volume, pour se rapprocher de la norme occidentale des cheveux lisses. Pour que rien « ne dépasse », ni boucle, ni différence… Or de l’ignorance à la peur, il n’y a qu’un pas.

Des spécificités françaises

En dehors de ces considérations psycho-historiques fondamentales, d’autres raisons interviennent, comme l’explique Aude Livoreil-Djampou. « En France, on ne ‘’pense’’ pas les communautés, comme le font les Anglo-Saxons, ou alors, on les considère de manière négative. Nous n’avons donc pas le marketing qui va avec. Dans les pays anglo-saxons, on parle d’intégration, en France, on parle d’assimilation, ce qui n’est pas la même chose, puisqu’il s’agit de gommer les différences. » Pour la fondatrice d’Ana’e, on a donc, culturellement, quelques difficultés à nommer la différence. Ainsi la certification de l’Unec dédiée aux cheveux texturés, actuellement en cours de déploiement, ce qui est une excellente nouvelle, se nomme-t-elle… « technique de coiffure pour cheveux spécifiques, bouclés à crépus ». « Cheveux spécifiques » ? Pourquoi pas simplement « bouclés » ? On en revient à la différence…

 

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A gauche : coiffure par Contreras Perfect Formation © William Cerf. A droite : coiffure par la Haute Coiffure Française © Maciej Swistek

 

Surtout, faute de statistiques, en France, on manque de données pour quantifier le nombre de personnes aux cheveux ondulés à crépus. Difficile, donc, pour une marque, d’appréhender le marché avant de se lancer… « En réalité, et contrairement à ce qu’on pense, les statistiques ethniques sont autorisées, dans notre pays, nuance Aude Livoreil-Djampou. Il faut juste expliquer à la CNIL ce qu’on va en faire. » Là où les Anglo-Saxons parlent ainsi sans complexe de « Black market » ou de « Black beauty », en France, on ne s’autorise pas à définir le marché. On doit s’en tenir aux estimations qui circulent, comme celle d’Aude, qui évalue à 50% des Français les personnes concernées par la problématique des cheveux bouclés (des ondulations aux cheveux crépus).

Un secteur tiré par le marché grand public

Dernière raison, enfin, qui découle de la précédente : « le canal habituel de prescription des marques professionnelles est interrompu. » En clair : les coiffeurs n’étant pas encore formés ni informés, ils ne sont pas les mieux placés pour apporter du conseil et développer une gamme professionnelle. Résultat : « On court derrière le marché grand public, comme le souligne Aude Livoreil-Djampou. Les coiffeurs doivent se tenir informés de ce qui existe sur ce marché, notamment en se renseignant auprès de leurs clientes, ce qui les empêche d’être eux-mêmes prescripteurs. » Bref, le circuit de distribution / conseil est inversé.

 

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L'actrice Stefi Celma, rayonnante... © D.R.

 

Pourtant, derrière ce constat un peu sombre, il y a beaucoup de raisons d’espérer. Tout d’abord, ça y est, la prise de conscience est là. Depuis une dizaine d’années, des cheveux bouclés, des coupes afro sont visibles dans les publicités, les couvertures et les pages mode des magazines… Il a fallu un peu plus de temps pour que cela se voie dans la rue, sur des têtes d’anonymes ou de célébrités, mais cela arrive - enfin. On pense ainsi à la magnifique actrice Stéfi Celma, révélée par la série « Dix pour cent » dès 2015, à l’actuelle compagne de l’acteur Vincent Cassel, le mannequin Tina Kunakey, ou à notre Miss France 2023, Indira Ampiot, par exemple.

Un vrai retour au naturel

Natasha Gaze, coiffeuse au salon Medley (Paris 6ème), formatrice pour Cyléa et spécialiste des cheveux texturés, constate tous les jours, au salon, cette envie de naturel. « Je dirais que cela fait moins de 5 ans. On constate que certaines femmes arrêtent défrisage et lissage, et passent par l’étape big chop, qui consiste à couper tout ce qui a été défrisé pour repartir à zéro, sur un cheveu sain. » Ce qui conduit parfois à une coupe très courte. Or, même pour cette opération a priori sans danger, bon nombre de femmes ne passent pas par la case coiffeur. « Elles se le font beaucoup elles-mêmes. Elles n’ont pas confiance. » La confiance, le problème principal de ces femmes - et de ces hommes - qui ont parfois vécu de très mauvaises expériences en salon, faute de formation… Ensuite, quand les clientes se décident, elles veulent une vraie coupe, structurée.

 

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Coiffures : Natasha Gaze © D.R.

 

Tout le travail de Natasha, dès qu’elle le peut et qu’elle les sent réceptives, est d’accompagner ses clientes vers un retour aux boucles naturelles, en observant leurs cheveux et en les écoutant. De comprendre pourquoi une femme ne souhaite pas garder ses boucles, s’il y a un blocage, des préjugés, un défaut d’information… Car, on l’a vu, les clientes, tout comme les coiffeurs, manquent cruellement d’informations et de conseils pour se coiffer chez elles. En salon ou à la maison, même combat : se familiariser, voire se réconcilier, avec les cheveux texturés, y compris quand ce sont les siens ! Pour tous ces coiffeur(se)s spécialistes, c’est toujours un motif de fierté que d’arriver à réconcilier des coiffeurs (en formation) ou des clientes (en salon) avec les cheveux texturés.

Sublimer la matière

Et pour les hommes ? Les choses frémissent. « Je commence à recevoir des hommes aux cheveux frisés, au salon, confirme Natasha Gaze. En particulier des parents qui amènent leurs garçons aux cheveux longs frisés. Ils rencontrent le même problème que les femmes : les coiffeurs les coupent très court, ou bien ce n'est pas bien fait. Et ces clients ne savent pas quelle routine cheveux adopter. »

Pour tous ces spécialistes, l’enjeu est important : il faut sublimer une matière qui a été dénigrée, révéler des boucles qui ont longtemps été littéralement gommées - lissées, défrisées, tressées…- ou cachées. Et bien sûr accompagner les client(e)s pour les aider à gérer leur volume naturel au quotidien. « L’idée, c’est de révéler cette matière capillaire telle qu’elle est, affirme Aline Tacite. Elle est belle et malléable, quand on connaît ses secrets. Couper, hydrater, définir la texture, il s’agit de faire la paix avec ce cheveu, qui a une puissance incroyable et sans limite en termes de créativité. »

 

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Publicité pour Molly Bracken © D.R. 

 

Comme Natasha, Aline sent les choses bouger. Elle qui, dès 2004, a pris son bâton de pèlerin pour parler des cheveux texturés, en créant l’événement Boucles d’Ebène, qui mêle beauté, mode, culture et business. « Le cheveu naturel n’a eu de cesse de se développer. Je le vois dans les pubs, mais aussi dans la rue, dans le métro, dans le bus depuis plusieurs années. On assume de plus en plus boucles et coupes afro. » Aude Livoreil-Djampou est également catégorique. Elle précise même que les trois-quarts des jeunes filles, aujourd’hui, portent leurs boucles au naturel (c’est 90% de la génération Z aux Etats-Unis). « Et ensuite, elles nous amènent leurs mamans… ».

La génération Z à fond, les autres, plus doucement

Les 25/35 ans sont celles qui ont commencé à travailler en se faisant brushings ou défrisages. « Elles vont y penser, à garder leurs boucles, mais tout doucement, poursuit Aude Livoreil-Djampou. Enfin les 35/45 ans, les mamans des jeunes filles, n’ont souvent jamais porté leurs cheveux au naturel, ont parfois fait des défrisages depuis l’âge de 12 ou 13 ans… » Forcément, le changement de curseur prendra plus de temps. Et Aude de préciser : « Le confinement a beaucoup aidé les femmes à apprivoiser leurs cheveux. Elles ont eu un peu plus de temps. Elles ont appris des gestes nouveaux. Elles se sont aperçues que c’était faisable… »

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Tina Kunakey © D.R.

 

Et Aline Tacite de confirmer : la nouvelle génération de coiffeurs est beaucoup plus ouverte. Plus inclusive. « Cette génération a moins peur, elle a grandi avec des amis qui avaient les cheveux frisés. Quand on connaît les problématiques de ses amis, on a moins de craintes… » Par ailleurs, beaucoup de coiffeurs moins jeunes avaient conscience de ce problème et étaient frustrés de ne pouvoir satisfaire la demande de leurs client(e)s. Aujourd’hui, de plus en plus de choses se développent, des formations de coiffeurs pour les coiffeurs, des Master Class sur Internet… Même si ça ne remplace pas l’absence de formation initiale.

Des marques pro et des success-stories

Côté produits, on l’a vu, c’est le marché grand public qui tire et titille l’offre. Les marques professionnelles ont néanmoins quasi toutes développé, ces dernières années, des gammes dédiées aux boucles, même si elles ne sont pas toujours assez nourrissantes pour les cheveux les plus frisés. Dernièrement, Kérastase a sorti Curl Manifesto (en avril 2021), et L’Oréal Professionnel Curl Expression (en mai 2022). Ce sont des signaux très positifs.

 

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A gauche : coiffure Eric Zemmour pour Pascal Coste © Maciej Swistek.  A droite : coiffure par Pascal Thenard © Dony Jégou

 

Tout comme la success-story de la marque Les Secrets de Loly, créée fin 2009 par Kelly Massol, dans sa cuisine, avec 1500 euros en poche. Une ligne de produits de soin et de coiffage destinée à toutes les boucles, accessible en termes de prix, et à la composition irréprochable (98% d’ingrédients naturels), qui fait aujourd’hui un véritable carton avec plus de 600 points de vente, sélectifs et coiffeurs, en France, dans les DOM TOM, en Belgique, en Suisse, en Allemagne, et en ligne. La marque fait désormais plus de 10 millions de chiffres d’affaires, la preuve que, finalement, statistiques ou pas, quand on a la volonté, et la foi, ça peut marcher…

Un potentiel énorme

Aujourd’hui, finalement, le marché des cheveux bouclés révèle un énorme potentiel : par la proportion des consommateurs concernés (la moitié de la population), la passion de ses acteurs (souvent directement concernés par toutes ses problématiques), l’effervescence créative des « petites » marques... S’il reste fragmenté, il s’est structuré autour de coiffeurs experts de différentes générations - le plus souvent des femmes, les plus en demande de conseils, pour elles comme pour leurs enfants -, de market places (sites web adossés à des salons physiques), comme le Bar à Boucles, Bouclette ou La Belle Boucle, et de personnalités venant parfois de ces market places ou d’Instagram, drainant une communauté très fidèle en mal de reconnaissance et d’infos.

 

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Kelly Massol, la fondatrice des Secrets de Loly © D.R.

 

Parmi les marques qui montent, on peut citer, outre Les Secrets de Loly, Kalia Nature, Madame La Présidente, Yodi, Noire Ô Naturel, Denovo, Karethic, Crenabé, Bouclème, Flora & Curl, Shaeri, Curly Ellie, Umaï, Niir (liste non exhaustive), dont beaucoup se revendiquent naturelles. A noter, les coiffeurs Serge d’Estel et Cut by Fred ont aussi développé leurs lignes de produits pour les cheveux bouclés. Et Olivia Provost a racheté et repris en main la marque de produits dédiée aux cheveux texturés Niwel Beauty (les salons Niwel Beauty restant quant à eux dans le giron de Provalliance).

Pour faire la différence, le coiffeur généraliste va devoir se former et apporter un service pro pointu, et faire passer son expertise (diagnostic, qualité de la coupe, du soin, écoute, conseil…) avant les produits, accessibles à tous (des boutiques spécialisées à Monoprix). D’autant que, paradoxalement, cette riche période de transition, et d’acceptation, risque d’être propice à quelques emballements, un effet de mode et des services approximatifs. La confiance des consommateurs, point sensible, on l’a vu, pourrait de nouveau être malmenée, sinon trahie. Il y a donc toute la place pour des professionnels formés, honnêtes et consciencieux.

 

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Coiffure : Arnaud Fournier © D.R.

 

Aude Livoreil-Djampou fait le parallèle avec l’institut de beauté : « Sur ce marché, l’avenir du coiffeur, c’est la qualité. Il faut qu’on aille chez lui pour y passer un moment exceptionnel, avec conseil, diagnostic, soin profond, du temps… Il peut y gagner ses lettres de noblesse. » Proposer un moment à part chez le coiffeur, avec du temps, de l’expertise et du conseil ? C’est un peu ce que marques pro et observateurs préconisent depuis longtemps pour valoriser les salons. Sur le marché de la boucle, face à toutes les marques grand public et aux sites market places, il est encore plus crucial, pour les coiffeurs, de se différencier. Comme pour tout, sur ce marché, les exigences se déclinent en version XXL…

 

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